Le long chemin des bananes sénégalaises

Plus d’une fois déjà, l’on a annoncé l’exportation de bananes sénégalaises, tant bios qu’équitables, vers la Belgique, mais la route qui mène de Tambacounda aux magasins Colruyt reste semée d’embûches… « Parfois, nous avons tendance à oublier, dans notre enthousiasme, que pour un produit complexe comme les bananes, il n’est pas évident d’assurer qualité et quantité, surtout pour des organisations paysannes sans expérience », déclare Leo Ghysels de Rikolto, anciennement Vredeseilanden. Entretemps, les rêves cèdent la place au réalisme, mais le travail se poursuit.

Les bananes de Tambacounda

Pour fuir les effets des longues périodes de sécheresse qui ont sévi au Sénégal dans les années 70 et 80, de nombreux agriculteurs ont migré vers les régions riveraines du fleuve Gambie, au sud de la ville de Tambacounda. Avec l’aide de l’ONG sénégalaise OFADEC, ils se sont constitués en groupes de producteurs (GIE, groupements d’intérêt économique) et en une organisation de coordination paysanne appelée APROVAG (Association des producteurs de la vallée fleuve de la Gambie). Vu que différentes communautés cohabitent dans les villages – Wolofs, Peuls, Sérères et Diolas -, une approche collective a été privilégiée dans le souci de ne pas compromettre l’équilibre socioculturel : les terres appartiennent aux GIE, qui les répartissent entre les agriculteurs.

D’emblée, il a été décidé de miser sur la culture de la banane. Les conditions sont en effet particulièrement propices : le fleuve fournit l’eau nécessaire, tandis que l’humidité de l’air est faible, empêchant la prolifération de champignons et de maladies. L’APROVAG compte aujourd’hui un millier de membres, dont un tiers de femmes. S’ils produisent également du coton, des arachides et des cultures vivrières, les agriculteurs tirent l’essentiel de leur revenu de la vente de leurs bananes sur les marchés de Dakar, Kaolack et Touba. La période de « soudure » entre deux récoltes reste un moment précaire pour de nombreuses familles.

Des atouts majeurs

Outre que la région se prête parfaitement à la culture bananière, l’APROVAG a encore d’autres cordes à son arc. Pays politiquement stable, le Sénégal se démarque par son caractère multiculturel et multireligieux. Une tolérance qui se maintient, nonobstant l’extrémisme musulman qui gagne du terrain dans les pays limitrophes que sont la Mauritanie et le Mali. Au sein de l’APROVAG, les Jeanne, Michael ou Frédéric, catholiques, côtoient les Issa et les Mohammed. Les infrastructures aussi sont adéquates : la route qui relie Tambacounda à Dakar constitue ainsi un atout indéniable au regard des conditions généralement en vigueur en Afrique. Les autorités sénégalaises, enfin, souhaitent encourager spécifiquement les cultures à haut potentiel d’exportation, dont la banane.

Un autre aspect, plus important encore, est le potentiel commercial de la banane au Sénégal. La production sénégalaise s’élève à quelque 36.000 tonnes par an. Or, la consommation de son côté représente quelque 45 à 50.000 tonnes de bananes, ce qui signifie que la différence doit être importée, principalement de Côte d’Ivoire. Dès qu’ils parviendront à égaler la qualité des cultivateurs de bananes ivoiriennes, les agriculteurs sénégalais disposeront donc d’un atout majeur.

En 2007, Rikolto a rejoint l’aventure. Active depuis longtemps dans le pays et la région, cette ONG belge a perçu le potentiel de l’APROVAG, dont l’initiative rejoignait de plus la vision et l’approche dite « de filière » adoptées par Rikolto et ses partenaires dans le monde entier. L’agriculture familiale de petite taille est toujours au cœur de cette approche, qui s’intéresse par ailleurs de très près à la place du producteur dans l’ensemble de la filière.

Les forces motrices, au sein d’une telle filière, étant la demande des consommateurs et les marchés, Rikolto entend jouer un rôle d’interface entre les différentes parties prenantes, et ce, dans l’unique but de faire en sorte que le maillon le plus faible, à savoir les agriculteurs, ne reste plus sur la touche. La collaboration entre Rikolto et l’APROVAG ne se focalise dès lors pas uniquement sur le renforcement organisationnel ou l’amélioration de la qualité, mais aussi sur les contacts avec d’autres acteurs au sein de la filière de la banane.

Premier partenaire majeur, Agrofair est un importateur de fruits tropicaux, notamment dans les secteurs bio et équitable. Pour l’heure, ses bananes EkoOké proviennent essentiellement du Pérou. Mais le transport par bateau depuis Dakar étant beaucoup plus rapide que depuis l’Amérique du Sud, l’entreprise croit au potentiel des bananes sénégalaises et est disposée à y investir.

En 2011, le Trade for Development Centre a également conclu un partenariat avec l’APROVAG. Son investissement de 320.000 € sur plusieurs années a dans un premier temps servi à financer la construction de plusieurs stations de conditionnement, où les bananes sont lavées avant d’être emballées dans des cartons. Ce conditionnement est non seulement nécessaire aux fins d’exportation, mais aussi de commercialisation dans les supermarchés de Dakar.

Une deuxième partie du financement a contribué à l’obtention par l’APROVAG d’une certification bio et équitable. Formation des producteurs aux contrôles de qualité et aux principes de l’agriculture bio, formalisation des procédures, préparation des audits, aménagement de champs d’essai… autant de réalisations qui ont aidé l’organisation à satisfaire à tous les critères exigés. La double certification devait permettre aux cultivateurs sénégalais d’accéder au marché européen des bananes bios et équitables, une niche commerciale caractérisée par une considérable plus-value.

Cette double certification figurait également parmi les conditions préalables posées par Colruyt à sa collaboration avec l’APROVAG, qui s’est concrétisée en 2013. Rikolto et Colruyt sont des partenaires de longue date, du fait entre autres de leur collaboration dans le cadre d’un projet de production de riz au Bénin. Philippe Toussaint, de l’équipe Corporate Social Responsibility de Colruyt Group, décrit la vision du distributeur comme suit : « Il y a quelques années, nous nous sommes lancés dans des projets « filière » qui visent à mettre en place des filières durables du producteur au consommateur. Nous les cofinançons et nous nous engageons à terme, c’est-à-dire dès que l’organisation s’estime prête, à lui acheter un volume déterminé et considérable. »

Grâce à la collaboration d’un importateur (Agrofair), d’un distributeur (Colruyt), d’un facilitateur (Rikolto) et de la Coopération publique belge au développement (par le biais du TDC), l’avenir des bananes sénégalaises était plus que prometteur. « Mais nous étions un peu aveuglés par notre enthousiasme, et beaucoup d’obstacles nous attendaient et nous attendent encore. D’ailleurs, si les choses étaient si faciles, les grands acteurs bananiers tels que Chiquita seraient depuis longtemps déjà actifs au Sénégal. » résume Leo Ghysels, Program Advisor Sustainable Chain Development chez Rikolto.

Pas à pas

« L’exportation de bananes requiert une organisation industrielle de l’ensemble de la filière », souligne Leo Ghysels. « C’est-à-dire que, des plants à la livraison à Dakar, chaque activité doit se concevoir comme une routine répétable semaine après semaine et menant à une qualité et une quantité régulières. Chaque agriculteur individuel doit s’imprégner de cette discipline, étant donné que les plantations regroupent souvent plus de 150 agriculteurs, qui cultivent chacun leur petit lopin de terre. Rationaliser le tout pour en faire une filière opérationnelle est un travail de très longue haleine. »

Ainsi, les systèmes de contrôle de la qualité ne sont pas encore opérationnels au sein de tous les groupements d’agriculteurs. Chaque cultivateur doit tailler avec soin les bananiers et supprimer les rejets ainsi que les bananes plus petites pour assurer le bon développement des autres bananes. Tous n’indiquent pas encore au moyen de rubans de couleur le moment auquel les régimes peuvent être récoltés. Ceux qui livrent leur production aux supermarchés de Dakar ou à un importateur européen doivent de plus satisfaire à des normes très strictes de traçabilité. Enfin, les systèmes d’enregistrement n’ont pas encore été mis en œuvre partout.

L’irrigation constitue aussi un défi de taille, les bananiers nécessitant de 50 à 60 litres d’eau par jour. L’eau ne fait certes pas défaut, étant donné que les plantations bordent le fleuve Gambie. Mais, jusqu’il y a peu, la plupart des cultivateurs arrosaient leurs plantes manuellement, à l’aide de tuyaux d’arrosage, ce qui leur prenait bien cinq heures par jour. Aujourd’hui, certaines plantations disposent d’installations qui permettent une irrigation plus économe, plus ciblée et plus régulière. Plus récemment encore, une pompe à eau et une installation électrique ont été offertes par Colruyt et transportées à Tambacounda. Ces étapes sont essentielles, vu que les bananes qui subissent un stress hydrique pendant leur croissance mûrissent sur l’arbre. Invisible de l’extérieur, ce mûrissement s’avère néfaste lorsque les bananes doivent encore être transportées pendant une dizaine de jours par bateau, ainsi qu’on a pu le constater dans le cas du conteneur test arrivé en 2015 à Rotterdam.

Une troisième problématique concerne l’amendement du sol. En vue de la certification bio, il est en effet important de produire des engrais organiques, ce qui a conduit à la création d’une petite entreprise de compostage à Sankagne, en 2014, également source d’emplois pour les jeunes des environs. Une véritable percée n’est toutefois attendue que lorsque des fonds permettront l’acquisition des tracteur, remorque et composteur indispensables à l’accroissement des capacités de production d’engrais. Les effets positifs de l’irrigation et de l’amendement ne sont plus à démontrer. Le village de Nguène a ainsi plus que doublé sa production à la suite de l’accompagnement intensif prodigué aux agriculteurs ces dernières années.

Enfin, les capacités de gestion doivent être développées. Mais un syndicat agricole ne répond pas à une logique commerciale, d’où la création d’APROCOB, la branche commerciale de l’APROVAG. L’opérationnalisation de cette nouvelle structure requiert un important investissement en temps, en plus de l’organisation de formations.

Marché intérieur ou extérieur ?

Le rêve d’exportation en Belgique a été un déclencheur. À l’été 2016, le groupe d’agriculteurs Nguène II a décroché ses certifications bio et GlobalGAP, tandis que l’APROVAG a été certifiée équitable. « Preuve que tous les partenaires continuent d’y croire », résume en quelques mots Leo Ghysels. « Entretemps, ils se sont néanmoins aussi rendu compte qu’il reste encore bon nombre de démarches à accomplir pour garantir une qualité et une quantité constantes. Et nous ne parlons pas ici de mois, mais bien d’années. »

Entre-temps, le marché intérieur offre un grand potentiel à court terme. Et si, par le passé, l’APROVAG livrait surtout en vrac à des acheteurs qui transportaient ensuite les régimes de bananes vers les grandes villes sénégalaises, elle a aujourd’hui noué des contacts avec des supermarchés de Dakar comme Casino et CityDia. Ceux-ci sont fréquentés tant par les expatriés que par la classe moyenne croissante et les prix pratiqués y sont fort similaires aux prix européens : 900 FCFA le kilo, soit environ 1,5 euro. La condition est toutefois que les bananes soient livrées en cartons.

« C’est là que se situe le défi pour la période à venir », déclare Leo Ghysels. « Poursuivre l’expérimentation de la livraison à de grands importateurs et grossistes à Dakar pour commencer et, surtout, étudier comment rendre le processus plus rentable. À cet égard, les différentes options de transport vers Dakar sont particulièrement importantes. Tambacounda se situe sur la route très fréquentée qui mène au Mali et de très nombreux camions en reviennent à vide. Néanmoins, l’option de l’achat d’un camion frigorifique doit aussi être envisagée. Celle-ci implique d’avoir des livraisons régulières de bananes et de trouver des cargaisons pour le retour. Expérimenter, calculer et surtout apprendre, voilà les maîtres mots, car ce n’est qu’en tentant ces expériences que ce rêve deviendra réalité. »  

En voyage d’études grâce au TDC

Le projet financé par le TDC prévoyait aussi deux voyages d’études au Pérou.

« Nos collègues péruviens sont parvenus à simplifier radicalement de nombreux processus, et ont ainsi pu réduire leurs coûts », se souvient Valentin, un membre de l’APROVAG. « Irrigation, transport des bananes vers l’entrepôt, lavage des bananes… Ce sont souvent de simples solutions qui allègent le travail et que nous pouvons nous aussi adopter à court terme. » La construction des stations de conditionnement s’est ainsi inspirée du modèle sud-américain.

Conclusion

Produire est une chose, mais assurer une production durable assortie d’un label bio et/ou équitable en est une autre. Et même celle-ci ne suffit pas pour commencer à exporter, comme le démontre l’histoire des bananes sénégalaises. Pour l’heure, et pour quelque temps encore, les cultivateurs de Tambacounda doivent se limiter au marché intérieur.

« L’espoir de pouvoir exporter des bananes vers les magasins Colruyt a donné un véritable « boost » aux Sénégalais. Et d’importants progrès ont indéniablement été accomplis. Mais nous n’en sommes pas encore là. » dit Leo Ghysels. « Le principal, c’est que face à la lenteur du processus, les agriculteurs réalisent qu’ils continuent d’avancer. Car cela est bien heureusement le cas, qu’il s’agisse de l’irrigation, du compostage ou encore de la hausse du prix de vente de leurs bananes. » Pour les différents partenaires du projet, enfin, c’est une fois de plus la preuve de la complexité de la démarche. « Parfois, nous avons tant à cœur de montrer que l’approche filière fonctionne, que nous nous précipitons. Mais le long chemin est le seul possible, et aussi le plus durable. » conclut Leo Ghysels.

Sources

Rikolto
Agrofair
Colruyt
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