Un constat préoccupant
Ces dernières années, les études attestant que les producteurs de cacao de Côte d’Ivoire vivent dans la misère s’accumulent : 0,86 euros, environ 1 dollar par jour, c’est ce qu’ils gagnent selon Barry-Callebaut et l’Agence française de développement[1]. Des revenus qui les maintiennent en dessous du seuil de pauvreté[2], avec pour corollaire, pour s’en sortir : le travail d’enfants et une déforestation galopante (la productivité des terres défrichées requérant moins de main d’œuvre les premières années).
Fait troublant : que les producteurs soient certifiés équitable ou durable ne change pas grand-chose aux revenus qu’ils perçoivent. Fairtrade International et True price indiquent que seuls 42% des producteurs certifiés Fairtrade gagnent plus que le seuil d’extrême pauvreté[3] et que seuls 23 % gagnent plus que le seuil de pauvreté.[4]
Selon la même étude, à rendements identiques, le prix du cacao devrait se situer autour de 4,72 dollars/kg pour que 80% des producteurs dépassent le seuil de pauvreté.[5] Il est donc urgent que Fairtrade International développe de vastes programmes d’augmentation de la productivité et relève son prix minimum garanti qui n’est pour l’instant que de 2 dollars par kilo de cacao, auquel est ajouté une prime de développement de 0,2 dollar/kg.[6] Les auteurs du baromètre cacao 2018 en sont eux aussi convaincus : « Le prix minimum du commerce équitable est probablement beaucoup trop bas pour que les agriculteurs puissent échapper à la pauvreté»[7]. Ce qui pose au passage la question de la manière dont ce prix minimum, en vigueur depuis plusieurs années, a été calculé. D’autant que l’on a fait croire jusqu’à présent aux consommateurs que le prix équitable permettait de couvrir les coûts de production et d’assurer des conditions de vie décentes.
Pour être de bon compte, il faut préciser que la compétition entre les systèmes de certification est féroce sur ce marché du cacao, et ne tourne pas à l’avantage de la certification Fairtrade. Les grandes entreprises privilégient les certifications UTZ ou Rainforest Alliance qui, elles, ne fixent pas de prix minimum garanti aux producteurs. En 2017, un peu moins de 1,5 millions de tonnes[8], soit 1/3 du cacao produit dans le monde étaient certifiées UTZ. Problème supplémentaire : 66% du cacao certifié Fairtrade ne se vendent pas sous les conditions du commerce équitable en raison du manque de débouchés. En Belgique, seul 1% du chocolat vendu est équitable.
Mais cet échec (77% des producteurs certifiés Fairtrade ne dépassant pas le seuil de pauvreté) a aussi d’autres explications. Selon BASIC, qui a comparé des filières cacao en Côte d’Ivoire et au Pérou : « Le commerce équitable du cacao semble avoir peu d’impacts significatifs lorsqu’il est intégré dans des chaînes de valeur standardisées de production de masse (ceci est encore plus flagrant dans le cas des certifications durables) »[9], ce qui est le cas en Côte d’Ivoire.
Producteurs de cacao en Côte d’Ivoire © TDC
Quelques pistes pour renforcer l’équité
Pour être réellement bénéfique aux producteurs, pour être une réelle force de changement, les filières équitables doivent s’attaquer à divers chantiers, de manière concomitante :
- Prioriser l’organisation de filières d’approvisionnement alternatives à celles des grands groupes, en valorisant la qualité via une politique différentiée de prix bord champs en fonction des variétés (criollo, mercedes, forastero) et des grades (1 ou 2)[10] du cacao. En Côte d’Ivoire, il est tout à fait possible de sortir de la « commodification » qui permet de maintenir les prix bas, et de développer des cacaos de spécialité, d’origine. Un exemple parmi d’autres : la coopérative SCEB produit du cacao biologique de qualité supérieure, vendu à Ethiquable[11] pour en faire du chocolat certifié « label des petits producteurs »[12]. L’institut de recherche Südwind a d’ailleurs remarqué que la qualité du cacao avait augmenté ces dernières années en Côte d’Ivoire, ce qui semble avoir poussé certains industriels allemands à acheter plus de cacao au Nigéria, où la qualité est moins bonne et où les prix peuvent être maintenus aux faibles niveaux actuels.
- Renforcer les coopératives, notamment dans la gouvernance, les services aux membres, la commercialisation et la gestion financière. Appuyer la structuration d’unions de coopératives pour faire entendre la voix des producteurs et tenter de rééquilibrer les rapports de force avec les acheteurs.
- Promouvoir un revenu minimum vital pour les différents intervenants de la filière, au premier rang desquels les cacaoculteurs. Fairtrade International et True Price viennent d’évaluer ce revenu à 2.51 dollars[13] par jour et par personne en Côte d’Ivoire. Pour se rapprocher de ce revenu minimum vital, Belvas, une chocolaterie belge connue pour ses chocolats bio et Fairtrade, a lancé, en octobre 2018, une nouvelle gamme de chocolat en provenance de Côte d’Ivoire.[14] 2,4 dollars (dont 1,2 dollar de prime) par kilo sont versés à la coopérative de producteurs. Impayable pour le consommateur ? La prime ne représente pour lui que 10 centimes par tablette de 180g.
- Travailler d’urgence à augmenter les rendements peu élevés (435 kg/ha)[15]et promouvoir la diversification des cultures.
- Lutter contre la déforestation (la Côte d’Ivoire a, depuis 1960, perdu 13 millions d’hectares, soit 80% de couverture forestière) pour préserver la biodiversité, limiter ses effets sur la pluviométrie, les rendements et donc, à terme, son impact à la baisse sur les revenus. Une chocolat équitable ne devrait être produit qu’avec du cacao cultivé selon les principes de l’agroforesterie.
- Il faut également oser le dire : augmenter la taille des fermes parfois trop petites pour être rentables. Pour être rentables, les fermes de Côte d’Ivoire devraient avoir au minimum entre 2 et 3 hectares, avec des rendements de 750 kg/sec/ha[16]
- Pour augmenter la valeur ajoutée dans le pays d’origine, le commerce équitable pourrait aussi encourager la transformation locale du cacao. Les coopératives pourraient être amenées à « remonter la chaîne » de valeur pour être impliquées dans la transformation de produits semi-finis comme la masse et le beurre. Par ailleurs, même si l’échelle reste fort limitée, saluons les initiatives d’entrepreneurs locaux qui viennent d’aller jusqu’au produit fini et de lancer leurs marques de chocolats en Côte d’Ivoire et au Ghana, mais aussi dans d’autres pays africains. [17]
Le séchage du cacao © TDC
Des plateformes nationales réunissant pouvoirs publics, industriels du cacao et du chocolat, détaillants, ONG et instituts de recherches sont aussi de bons outils opérationnels pour contribuer à un secteur du cacao/chocolat plus durable, à une plus grande traçabilité des filières et à de meilleurs revenus pour les producteurs. Il en existe en Allemagne, en Suisse et aux Pays-Bas.
Toutefois, les dynamiques complexes et l’importance des enjeux font que, pour rendre les filières réellement plus durables, les initiatives volontaires telles le commerce équitable ne sont pas suffisantes. Dans les pays d’origine, elles doivent s’appuyer sur des législations destinées à garantir des prix rémunérateurs aux producteurs, à faire respecter les conventions de l’Organisation internationale du travail et à endiguer la déforestation… Dans les pays consommateurs, comme cela s’est fait en France, des législations rendant les entreprises responsables juridiquement des impacts de leurs activités tout le long de leur chaîne de production et d’approvisionnement sont à faire émerger.[18]
Samuel Poos
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