Sous la surface blanche et immaculée du lait se cache un secteur en crise, et dont les petits producteurs font les plus grands frais. La surproduction européenne tire les revenus des éleveurs sous le seuil de la rentabilité et, par contagion, empêche le développement de filières laitières locales en Afrique.
Le continent européen est l’un des champions mondiaux de la production de lait. Les pays de l’Union européenne en ont produit quelque 172 millions de tonnes en 2018. À ce jeu-là, seul l’Inde joue réellement dans la même cours. Mais contrairement au Sous-Continent qui consomme localement la quasi-totalité de sa production, l’Europe envoie une partie significative du lait qu’elle produit à l’étranger, ce qui en fait le plus gros exportateur de produits laitiers au monde. À titre d’exemple et en 2018 toujours, les 28 États membres ont exporté 930.000 tonnes de lait, 989.000 tonnes de poudre de lait, 768.000 tonnes de fromages, 119.000 tonnes de beurre, etc. Des chiffres, fournis par Eurostat, qui augmentent pratiquement chaque année.
Les producteurs belges ne sont pas en reste sur ce marché puisqu’ils ont participé à hauteur de 5 millions de tonnes de lait au total de la production européenne cette année-là.
Mais derrière ces statistiques aux allures flatteuses se tapit pourtant une crise profonde. Une crise qui frappe principalement ceux qui se trouvent au tout début de la chaîne de la production laitière: les éleveurs. « Producteurs, consommateurs, laiteries, grande distribution, industriels, traders… Tous ces acteurs n’ont pas les mêmes intérêts. Et à ce jeu-là, nous, les producteurs, sommes le maillon le plus faible », résume Erwin Schöpges, président de l’association européenne des producteurs laitiers, European Milk Board (EMB).
Pendant 30 ans, le secteur du lait a été régulé par l’Union européenne. Celle-ci fixait des quotas qui limitaient les quantités produites par les éleveurs. Le système était loin d’être parfait, en témoignent notamment les importantes manifestations des producteurs laitiers en 2009 suite à une chute dramatique des prix du lait, il avait cependant le mérite de contenir la surproduction. Mais en 2015, la filière du lait a été totalement libéralisée. Fini les quotas, place à la production non-contrôlée, régie uniquement par la loi de l’offre et de la demande, avec à la clé une course effrénée des éleveurs à produire toujours plus.
« Il manque au minimum 10 cents par litre de lait acheté au producteur »
La surproduction qui en a résulté a eu pour conséquence de maintenir les prix très bas. Au point d’empêcher les éleveurs européens d’obtenir pour leur lait un revenu suffisant à même de couvrir leurs frais de productions, et encore moins de se rémunérer pour leur travail, les rendant en prime toujours plus dépendants aux subsides. En 2016, sous la pression de plusieurs États membres, l’UE a bien organisé pendant plusieurs mois une réduction de la production sur base volontaire et contre indemnisation. Le succès a été au rendez-vous, mais la mesure n’a pas été poursuivie.
« En 2017, l’EMB a fait une étude sur les coûts de production du lait en Belgique, et incluant une rémunération correcte pour le producteur », explique Erwin Schöpges. « Il en est sorti un chiffre compris entre 43 et 45 cents pour le litre de lait cru, au moment où il quitte la ferme. Aujourd’hui, le prix moyen payé au producteur se situe entre 30 et 33 cents. Par conséquent, il manque au minimum 10 cents par litre pour que les agriculteurs puissent obtenir un revenu juste pour leur travail. Et nous avons déduit les subsides de notre calcul. Ce qui signifie que si demain on les supprimait, il faudrait encore ajouter entre 4 et 5 cents à ces 45 cents. »
Le président du European Milk Board précise que les problèmes rencontrés par les producteurs belges sont identiques à ceux rencontrés par les éleveurs des seize pays membres de son organisation, dont le Portugal, l’Irlande, le Danemark, l’Italie, les pays baltes, etc.
Le malheur des uns…
Mais comme souvent, le malheur des uns fait le bonheur des autres. Dans la configuration actuelle du marché, les grands groupes de distribution et de transformation européens obtiennent un lait à bas prix qui leur permet de réaliser de belles marges bénéficiaires, principalement sur les produits transformés (beurre, fromages, etc) et d’écouler les surplus à prix cassés vers le continent africain.
« En supprimant les quotas laitiers sans mettre à disposition des instruments de crise et en orientant toujours plus la production agricole vers la grande exportation, l’Union européenne privilégie les intérêts de l’agro-industrie au détriment de ceux des éleveurs européens et africains », déploraient conjointement au printemps dernier les associations SOS Faim, Oxfam, Vétérinaires Sans Frontières et la coalition ‘Mon lait est local’, lors du lancement d’une vaste campagne demandant à l’UE de « cesser d’exporter ses problèmes » en Afrique.
Faudrait-il dès lors réintroduire les quotas ? Erwin Schöpges ne le pense pas. « Les quotas, de la manière dont ils étaient gérés dans le passé, étaient simplement un moyen destiné à adapter la production à la demande. ». Le président de l’EMB souhaiterait plutôt voir la mise en place d’une série de mesures destinées à soutenir les éleveurs dans la baisse de production, notamment un Programme de responsabilisation face au marché (PRM) qui observerait les tendances et serait capable de réagir rapidement aux crises qui se profilent. Selon M. Schöpges, « tant que les 45 cents ne sont pas atteints, il faudrait plafonner la production et donner la possibilité à tous les agriculteurs de baisser volontairement leurs quantités en les indemnisant pour cette baisse. »
Changement de mentalité
Un changement de mentalité dans le chef des producteurs laitiers est également indispensable, concède Erwin Schöpges. Car ce sont bien eux les premiers responsables de la surproduction européenne. « Cela fait partie de l’ADN de l’agriculteur, de l’être humain, de vouloir produire un maximum. Quand il essuie des pertes, l’agriculteur a pour reflexe de vouloir les compenser en augmentant sa production. Mais on essaie de changer cette mentalité, d’expliquer que produire un peu moins pourrait assurer un revenu supérieur. Car quand la production est à l’équilibre, le rapport de force pour négocier avec les laiteries, avec nos acheteurs, est plus à notre avantage. »
Erwin Schöpges estime par ailleurs que cela permettrait d’éviter l’un des gros problèmes rencontrés par le secteur: la gestion des stocks. « Le stockage de la poudre de lait, c’est le seul instrument que l’Europe a installé. À un moment, il y avait 400.000 tonnes de poudre de lait qui étaient stockées aux quatre coins de l’Europe. C’est plus ou moins la production annuelle de la Belgique. Il serait bien plus intéressant pour tout le monde de ne pas produire ce lait, qui finira de toute façon par être écoulé d’une manière ou d’une autre et qui, en attendant, coûte beaucoup d’argent. »
Concurrence déloyale
D’une manière ou d’une autre, cela signifie souvent ‘en Afrique’ et ‘sous forme de poudre’. Les multinationales européennes, comme Lactalis (France), Nestlé (Suisse), Arla (Danemark) ou Milcobel (Belgique), investissent massivement en Afrique de l’Ouest, une région qu’elles perçoivent comme un marché d’avenir. Les sites de reconditionnement de poudre de lait venue d’Europe se multiplient, sans pour autant favoriser le développement économique et social là où elles s’implantent puisqu’elles ne nécessitent que peu de main d’œuvre et opèrent à partir d’une matière première venue du Vieux Continent.
Pire, ces importations massives sur le marché africain ne sont pas sans conséquences pour les filières laitières locales. La poudre de lait européenne, issue d’une production industrielle en surproduction, y est vendue bien moins cher que le lait frais local, de l’ordre de la moitié du prix, et en quantités toujours plus grandes. En dix ans, les exportations européennes de poudre de lait ont doublé. Selon la campagne précitée ‘N’exportons pas nos problèmes’, 90% du lait consommé dans la ville malienne de Bamako, par exemple, vient de poudre de lait étrangère, européenne principalement.
Comment cela est-il possible? D’abord, rappelons que les producteurs laitiers européens bénéficient d’aides versées par l’UE. « L’existence de paiements directs permet un gain de compétitivité pour les productions européennes commercialisées sur le marché mondial », explique l’étude ‘Politique agricole commune: quelle cohérence avec le développement des agricultures paysannes du sud’, publiée en octobre dernier par Coordination Sud[i]. « [L’UE] contribue donc à accroître la concurrence des importations d’origine européenne sur les marchés des pays du Sud ». Ce qui fait dire à l’association que « l’Europe retire d’une main ce qu’elle donne de l’autre », comme nous le verrons plus loin.
« Chez nous (en Afrique, NDLR), plusieurs centaines de milliers de personnes vivent de la production et de la transformation du lait. Ces structures locales seront menacées si les importations en provenance de l’UE continuent de croître », prévenait déjà Christian Dovonou, directeur de Vétérinaires Sans Frontières au Burkina Faso, lors du lancement de la campagne ‘N’exportons pas nos problèmes’, en avril dernier.
C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’une quinzaine de producteurs d’Afrique de l’Ouest étaient venus à Bruxelles afin de plaider leur cause devant les institutions européennes. Mariama Dicko, qui gère une petite exploitation laitière à Dori, au Burkina Faso, faisait partie de la délégation. Elle s’est plainte de la concurrence déloyale venue d’Europe: « Il ne dépasse pas les 200 francs (CFA, NDLR) et nous, on est à 400 francs avec le lait local ». Pire, « le lait qui arrive au Burkina n’est pas de bonne qualité. »[ii]
Bois ton verre de lait… en poudre… écrémé… ré-engraissé… à l’huile de palme
Issu d’un procédé de déshydratation, le lait en poudre peut être principalement de trois sortes: entier, demi-écrémé ou écrémé. La méthode permet d’augmenter la durée de conservation du lait et de ses protéines, sels minéraux et matières grasses, s’il n’a pas été totalement écrémé.
Cette dernière sorte, le lait en poudre écrémé, et son exportation croissante vers les pays africains, fait aujourd’hui l’objet de nombreuses critiques. La raison en est qu’il est de plus en plus fréquemment ré-engraissé à l’huile végétale, généralement de palme, qui est beaucoup moins chère que la matière grasse laitière. Une fois reconditionné, il est ensuite souvent vendu sous des dehors de ‘vrai’ lait. Depuis 2016, les exportations européennes de ce lait en poudre ré-engraissé vers l’Afrique de l’Ouest auraient augmenté de 24%.
Cette pratique a été imaginée par les industriels pour valoriser et trouver un débouché à la poudre de lait écrémé qui résulte de la fabrication du beurre, dont les prix sont actuellement très élevés. Les grandes compagnies européennes profitent ainsi de la politique laitière européenne et du manque de législation pour exporter ce lait, aux piètres qualités nutritionnelles, en Afrique. Acides gras, sels minéraux, vitamines, etc. ce succédané ne contient évidemment pas les mêmes nutriments que le lait entier. Mais, profitant des faiblesses réglementaires, les industriels se gardent bien souvent de le mentionner dans leurs étiquetages ou leurs publicités, avec à la clé un risque pour la santé des consommateurs, notamment les jeunes enfants.
« Si au moins on parlait d’exportation de lait entier en poudre, on pourrait encore dire que la qualité est au rendez-vous pour les consommateurs africains », déplore Erwin Schöpges. « Mais là, on parle d’un produit qu’en Europe personne ne voudrait consommer. On dit entre les lignes: ‘les Africains, eux, peuvent bien boire ça… »
Et puis, ce ‘faux lait’ est également remis en cause pour son impact écologique. Il participe en effet à accroître la demande en huile de palme, dont la production est néfaste pour l’environnement puisqu’elle engendre une intense déforestation dans les régions qui cultivent le palmier à huile.
Une bonne nouvelle pointe tout de même à l’horizon. Près de neuf mois après le lancement de la campagne ‘N’exportons pas nos problèmes’, la Commission européenne a mis en place à partir du 1er janvier 2020 une ligne tarifaire spécifique pour la poudre de lait écrémé ré-engraissée aux matières grasses végétales (MGV). Cette mesure permettra à l’avenir de comptabiliser les quantités de mélange poudre-MGV exportées par l’UE, de déterminer quels en sont les pays exportateurs et de rendre ces informations publiques afin de connaître avec précision l’évolution de ce commerce. Les premiers chiffres devraient être disponibles dans les mois à venir.
Le cercle vicieux de l’hyper mondialisation du lait, expliqué par Erwin Schöpges
« L’Europe connaît une surproduction laitière. Ce qui n’empêche pas les producteurs de continuer à importer du soja, qui stimule la production de lait, pour nourrir leurs vaches. Ce soja vient souvent du Brésil où sa culture entraîne de la déforestation. Le même phénomène se produit avec l’huile de palme, qui provient souvent d’Indonésie, et que les industriels utilisent pour ré-engraisser le lait en poudre écrémé qui résulte de la fabrication du beurre. Puis, on envoie ce mélange en Afrique…
Quand on analyse ce cercle, c’est complètement fou, et ça n’a aucun sens. Si on pouvait mettre fin à cette hyper mondialisation, je pense que tout le monde s’en porterait mieux: ce serait bénéfique pour le climat, les producteurs et les consommateurs. »
Le lait équitable, une bouée de sauvetage pour les producteurs belges…
Pour tenter de remédier aux problèmes du système laitier tel qu’il est actuellement, ces dernières années ont vu la création de plusieurs marques de lait dit ‘équitable’. ‘C’est qui le patron?’ en est une. Lancée en 2016 en France, l’initiative s’est étendue à la Belgique dès l’année suivante. Son concept ? Ce sont les consommateurs qui créent la marque. Lors de son lancement chez nous, 5.300 Belges ont répondu à un questionnaire en ligne qui a servi à établir le cahier des charges à respecter: une rémunération correcte pour le producteur, du lait collecté et conditionné en Belgique, des vaches mises en pâturage pendant au moins un tiers de l’année et nourries sans OGM, avec des aliments favorisant un lait riche en oméga 3. « C’est une démarche collective qui fait choisir aux consommateurs ce qu’ils veulent consommer et qui met au centre des préoccupations le fait que la guerre des prix, des promotions dans la grande distribution a un impact sur les producteurs, qui doivent aussi baisser leurs tarifs », expliquait début 2018 Sylviane Bockourt, l’une des porteuses du projet[iii]. Un partenariat a été conclu entre la marque et la coopérative laitière CoFerme, qui regroupe 175 producteurs de la région de Chimay, et qui a elle-même fixé son prix de vente à 38 cents par litre de lait.
Une autre marque, plus axée sur le producteur cette fois, est Fairebel. Cette coopérative, lancée il y a dix ans en Belgique et qui rassemble aujourd’hui quelque 500 éleveurs, entend soutenir une agriculture durable et familiale, en vendant des produits laitiers (lait, beurre, fromage, glaces) plus chers, mais en garantissant un revenu de 45 cents par litre aux producteurs.
En plus de sa casquette de président du European Milk Board, Erwin Schöpges est également le président de Fairebel et sa coopérative Fairecoop. « Notre but était de créer une marque, un label qui appartient au monde agricole et grâce auquel le consommateur a la possibilité de soutenir les producteurs locaux. En contrepartie des 45 cents, nous invitons les agriculteurs à aller au contact du consommateur, à lui expliquer la situation dans laquelle se trouve le secteur laitier et à communiquer pour valoriser son savoir-faire. » En 2019, Fairebel a vendu environ 11 millions de litres de lait.
Particularité de Fairebel: jusqu’ici, ce n’était pas le lait des coopérateurs que l’on retrouvait dans les briques de la marque. Ses produits sont en fait fabriqués et emballés par la société luxembourgeoise Luxlait. Cette dernière a cependant une obligation d’échange de volumes et doit acheter sur le marché belge une quantité de lait équivalente au volume produit par les coopérateurs Fairebel. Ces derniers livrent leur production à leur laiterie habituelle, et Faircoop leur verse la différence pour atteindre 45 cents par litre. « C’est la même philosophie que l’énergie verte », résumait Erwin Schöpges, en mai dernier[iv]. « Même si vous achetez de l’électricité verte, ce n’est pas directement le courant des éoliennes qui vient jusqu’à votre maison. » Mais depuis le 1er janvier, le lait de certains membres de la coopérative a commencé à être collecté pour se retrouver spécifiquement dans les briques de Fairebel.
Depuis octobre 2019, le cacao dans le lait chocolaté Fairebel est certifié Fairtrade, garantissant un meilleur prix aux cacaoculteurs. Pour chaque produit vendu, 1 cent participerà la prime Fairtrade dont bénéficient les coopératives certifiées. L’autre cent est versé au projet de développement « Women School of Leadership » en Côte d’Ivoire. Cette école des femmes-leaders mise sur pied par Fairtrade Africa en Côte d’Ivoire a pour objectif de renforcer l’autonomisation économique des femmes, de les encourager et les outiller pour participer à la gestion des organisations de producteurs.
… Européens
Le concept de Fairebel se décline également ailleurs en Europe. « La même initiative existe en France, sous le nom ‘FaireFrance’, au Luxembourg, en Allemagne… En tout, elle est présente dans six pays européens », détaille encore Erwin Schöpges. « L’idée est née en Autriche et le European Milk Board en a repris le concept pour le mettre à la disposition de ses membres. »
… Burkinabés
Et depuis 2018, il ne se limite plus au seul continent européen. FaireFaso est un label similaire développé au Burkina Faso, à l’initiative de producteurs burkinabés et belges, et soutenu par Oxfam-Solidarité et l’Opération 11.11.11.
« Nous essayons de faire là-bas ce que nous tentons d’accomplir ici: faire en sorte que les agriculteurs puissent communiquer avec les consommateurs et valoriser leurs produits auprès d’eux », explique Erwin Schöpges.
Le label FaireFaso constitue « un symbole fort », confirmait peu après son lancement Ibrahim Diallo, président de l’Union nationale des mini-laiteries et producteurs du lait local du Burkina (l’UMPL-B). « Il permet d’identifier un produit de qualité vendu à un prix juste. Il y a une réelle demande de lait de qualité face au lait en poudre importé. Il y a un élan de patriotisme qui se dégage actuellement dans le pays, et les consommateurs sont fiers quand on leur présente des produits nationaux. Le label Fairefaso arrive donc au bon moment. Le succès est tel que nous n’arrivons pas à suivre la demande ! »[v]
Miriam Diaby, responsable d’une laiterie, donne un exemple concret d’évolution. « Avant, les femmes versaient le lait dans les calebasses, se promenaient de maison en maison pour vendre. Il y a avait des problèmes de pertes de temps, de lait qui tourne et de sécurité. Tout ça pour gagner 200 francs CFA par jour. Aujourd’hui, grâce à la laiterie, les femmes n’ont pas moins de 200.000 francs CFA par mois. Ce n’est pas tous les fonctionnaires qui touchent ça. »
Les 63 mini-laiteries de l’UMPL-B transforment annuellement plus d’un million de litres de lait en poudre, yaourts, fromages, beurre et Gapal (mélange de yaourt et de farine de petit mil) et vendent leurs produits sous la marque FaireFaso.
… Et africains
Et le concept s’apprête désormais à se développer dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. « Je me suis rendu au Sénégal et au Mali en 2019. Dans le courant de cette année, nous espérons parvenir à y lancer FaireSen et FaireMali », annonce le président de Fairebel, Erwin Schöpges. « Au Niger aussi des gens veulent lancer le projet. J’espère pouvoir m’y rendre dans les mois qui viennent afin de trouver des partenaires fiables sur place. »
Cependant, le succès d’initiatives comme FaireFaso dépend également du soutien des autorités locales pour parvenir à concurrencer le lait reconstitué importé. C’est pourquoi Oxfam-Solidarité et l’Opération 11.11.11 soutiennent les petits producteurs dans leur travail de plaidoyer politique. Un exemple concret de choix politique qui peut faire la différence: donner aux producteurs locaux un accès aux cantines scolaires.
À ce titre, Erwin Schöpges rappelle que si d’autres pays africains, comme le Kenya ou l’Afrique du Sud, sont parvenus à préserver leurs filières laitières des importations massives, c’est grâce au soutien de l’État. « Ces pays-là ont fait le choix de l’indépendance alimentaire, c’est-à-dire qu’ils ont protégé leurs marchés locaux et ont dépensé beaucoup d’argent pour développer leurs productions domestiques. Regardez l’argent que met l’Europe pour soutenir la production alimentaire via la Politique Agricole Commune (PAC). Si les pays d’Afrique mettaient le même genre de moyens dans leurs filières locales, je suis convaincu qu’elles pourraient se développer là-bas. »
« Un fort potentiel »
« L’Afrique de l’Ouest a un fort potentiel en matière de produits laitiers », confirme Amadou Hindatou, responsable de la campagne ‘Mon lait est local’ lancée en 2018, au Burkina Faso, au Mali, en Mauritanie, au Niger, au Sénégal et au Tchad par l’Association pour la Promotion de l’Élevage au Sahel et en Savane. C’est pourquoi l’APESS demande une protection douanière accrue. « Nous demandons que le tarif extérieur commun de la CEDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, NDLR) soit rehaussé sur le mélange de poudre de lait et d’huile végétale de 5% à 30%, que le lait local soit exonéré de TVA, (…) que les accords de partenariats économiques (APE) avec l’UE soient révisés, (…) et que les multinationales qui transforment la poudre de lait en Afrique soient transparentes sur la traçabilité et y incorporent un pourcentage minimum de lait local », détaillait récemment M. Hindatou[vi].
François Graas, de l’organisation SOS Faim, partage ce point de vue, même s’il estime que les importations ne doivent pas être condamnées en bloc, car l’offre locale ne peut actuellement pas répondre à la demande. « Il doit y avoir un équilibre et les importations à bas prix ne doivent pas dominer. Il est également nécessaire d’appuyer les structures locales via la politique de coopération au développement, car la production laitière représente un grand potentiel d’emplois et de possibilités de revenus », expliquait-il en avril dernier[vii].
Par ailleurs, une production laitière, et agricole en générale, locale bien développée est la meilleure protection contre la pauvreté, l’exode rural, voire les grands mouvements migratoires ou la radicalisation.
La Belgique participe
L’État belge, au travers de son Agence de développement (Enabel), soutient également plusieurs projets en Afrique de l’Ouest. « Ces programmes sont le fruit d’accords bilatéraux entre le gouvernement belge et les États en question », explique Sofie Van Waeyenberge, coordinatrice développement agriculture chez Enabel. « Une négociation s’opère au niveau politique et celle-ci aboutit à l’élaboration d’un cadre stratégique (priorités, budget, etc.). Une fois ce cadre posé, le projet arrive chez nous et c’est notre rôle de le mettre en œuvre. »
« Nous essayons toujours d’adopter des approches systémiques », poursuit la coordinatrice. « Nous analysons le contexte d’un système donné, nous en ciblons les dysfonctionnements et enfin nous implémentons progressivement des changements, de manière participative avec les différents acteurs de terrain. »
Au Mali, l’intervention AREP-K (Appui au Renforcement de l’Elevage et de l’Economie Pastorale dans la Région de Koulikoro) cherche à supporter le développement de l’élevage dans quatre zones du Koulikoro, tout en promouvant l’entrepreneuriat et la création d’emplois, en particulier au bénéfice des femmes. Pour ce faire, son objectif est de renforcer l’offre de services aux producteurs grâce à des partenariats entre associations d’éleveurs, collectivités, services techniques et opérateurs privés. À terme, l’amélioration progressive du fonctionnement de filières compétitives devrait assurer une meilleure valorisation du potentiel agro-pastoral de la région et finalement son développement socio-économique.
Au Niger, Enabel a démarré en janvier 2018 le PRogramme d’Appui au Développement de l’ÉLevage (PRADEL). Celui-ci s’engage désormais dans une seconde phase appelée Stratégie d’Appui à l’Entreprenariat pour le développement des chaînes de valeur Bétail-Viande, Lait et Aviculture (DSAE PRADEL) dans les régions de Tahoua et Dosso. Le PRADEL concentre ses activités autour de neuf filières, dont la production de lait de vache et de lait frais de chamelle. L’enjeu porte sur l’augmentation de la productivité et de la compétitivité des filières pour faire face à une demande réelle couverte actuellement par le lait reconstitué des industriels. Cette productivité accrue passe notamment par une alimentation de qualité du bétail, la complémentation des vaches en lactation, l’augmentation du nombre de reproductrices, le suivi sanitaire, etc.
En Mauritanie enfin, où le lait issu de l’élevage pastoral bovin et camelin figure parmi les principaux piliers de l’alimentation, l’Agence belge de développement met en œuvre le projet « Promotion du Développement de filières agricoles et pastorales durables », baptisé RIMFIL. Financé par le Fonds Européen de Développement (FED), son objectif est de promouvoir le développement des filières précitées au niveau familial et communautaire. Les porteurs du projet espèrent qu’une fois arrivé à son terme, il aura permis que les filières soient mieux structurées, que les infrastructures et équipements de collecte, de transformation, de conditionnement et de vente de produits locaux soient efficaces ou encore que les politiques publiques en faveur du développement des filières et de la commercialisation des produits mauritaniens soient développées et le cadre juridique commercial amélioré.
Pour chacun de ces programmes, Enabel dispose d’une équipe sur place, composée de spécialistes belges et internationaux, qui travaillent en collaboration avec de multiples partenaires. « Les institutions gouvernementales ou publiques sont des partenaires privilégiés pour nous », explique encore Sofie Van Waeyenberge. « Mais nous travaillons avec tous les acteurs importants du secteur que nous ciblons: fédérations d’éleveurs, organisations de producteurs, ONG, etc. Ces dernières sont d’ailleurs très complémentaires avec nos actions, particulièrement au niveau du travail de plaidoyer politique, qui ne fait pas partie de nos attributions. »
« Dans la coopération, on agit souvent dans un environnement très, très complexe. C’est pourquoi nous tentons toujours d’être flexibles dans la mise en œuvre de nos programmes, car il y a toujours un certain nombre d’éléments sur lesquels nous n’avons aucune prise », conclut la coordinatrice d’Enabel.
Le véritable pouvoir
Chacun des projets mis en œuvre par Enabel est financé à hauteur de plusieurs millions d’euros. Mis bout à bout, cela représente des dizaines de millions. Combien à l’échelle européenne ? Pourtant, ces moyens financiers et humains déployés pour développer et soutenir les filières laitières locales en Afrique sont mis à mal par la surproduction venue également d’Europe… Et on ne peut même pas dire que cette situation profite aux producteurs du Vieux Continent puisque ceux-ci ne parviennent pas à dégager des revenus décents.
Reste donc, parmi les bénéficiaires de ce système du lait à bas prix actuellement en place, les grandes entreprises de distribution et de transformation ainsi que le consommateur. Ce dernier, par ses actes d’achat, détient le véritable pouvoir de faire bouger les lignes. En Europe comme en Afrique, des alternatives existent désormais pour lui permettre de choisir une autre voie. Il lui reviendra in fine de déterminer dans quelles conditions il désire que son lait passe du pis de la vache à sa tasse, et quel en sera la qualité finale.