La proposition de directive présentée par la Commission européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de respect des droits humains et de l’environnement représente une avancée majeure pour rendre les chaînes de valeur plus responsables. Elle reste toutefois en deçà des demandes du Parlement européen et sa portée est finalement assez limitée.
Le 23 février dernier, la Commission européenne publiait sa très attendue proposition de directive sur le devoir de vigilance raisonnable obligatoire (ou due diligence) des entreprises en matière de droits humains et d’environnement[1]. Annoncé depuis avril 2020[2] et retardé à plusieurs reprises, le texte sur la table représente une avancée majeure, mais nécessite des améliorations significatives pour rencontrer la demande des parlementaires européens. Ces derniers avaient utilisé début 2021 leur droit d’initiative législative en déposant, à une large majorité,[3] une proposition clé en main. Ils requéraient la Commission de légiférer pour que les entreprises soient tenues juridiquement responsables de l’impact de leurs opérations commerciales dans le monde.[4]
Une opinion favorable et une ouverture des acteurs économiques
Depuis l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, qui a provoqué la mort de plus de mille travailleuses de l’industrie textile, de nombreuses voix se font en effet de plus en plus pressantes dans ce sens. D’autant que dans le fait, sur le terrain, il existe un énorme fossé entre les engagements formels des entreprises et les actions effectives. Le Parlement européen demandait une législation car il : « considère que les normes volontaires en matière de devoir de vigilance ont des limites et qu’elles n’ont pas permis de progrès importants en matière de protection des droits de l’homme, de prévention des dommages pour l’environnement et d’accès à la justice ». Selon une étude commandée par la Commission en 2020[5], seule 1 entreprise sur trois prenait des mesures de vigilance.
L’opinion publique va dans le même sens 83% des Belges sont pour la mise en place d’une loi qui obligerait les entreprises à prendre des mesures afin d’éviter les violations des droits humains tout au long de leurs chaînes d’approvisionnement.[6]
Les entreprises n’y sont pas forcément opposées, en témoigne la lettre remise par 60 entreprises présentes en Belgique aux ministres Kitir et Dermagne[7], ou encore l’appel de fabricants de cacao et de chocolat pour un cadre légal au niveau de l’UE.[8]
Identifier, prévenir, atténuer et mettre fin aux aspects négatifs
Concrètement, le projet de directive impose aux entreprises l’obligation de faire preuve de diligence raisonnable pour identifier, prévenir, cesser ou atténuer les impacts réels et potentiels sur les droits humains et l’environnement dans le cadre de leurs propres activités, de celles de leurs filiales et de leurs “relations commerciales établies”dans la chaîne de valeur. Pour la première fois dans l’UE, les sociétés mères et les sociétés principales seront responsables des dommages causés par leurs filiales ainsi que par leurs fournisseurs.
Entreprises de l’UE et non européennes concernées
La législation s’appliquerait à la fois aux entités de l’UE et aux entités non européennes. Elle vise les entreprises comptant plus de 500 employés et réalisant un chiffre d’affaires de 150 millions d’euros. Les sociétés de plus de 250 salariés, avec plus de 40 millions d’euros de chiffre d’affaires, seront aussi concernées si ce dernier est réalisé majoritairement dans les secteurs à haut risque, tels que l’agriculture, l’habillement et les industries extractives. Selon les estimations de la Commission, cela toucherait environ 13 000 entreprises européennes ainsi que 4 000 entreprises non européennes.
Les micro-entreprises et les PME sont donc largement exclues du champ d’application de la directive, alors qu’elles représentent environ 99% de toutes les entreprises basées dans l’UE. Ce champs d’application beaucoup trop restreint va à l’encontre des principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme qui considèrent la responsabilité de l’ensemble des entreprises, quels que soient leur taille et leur statut juridique.
Une faille introduite dans le système
Le texte de la Commission est aussi fortement critiqué pour avoir introduit le concept de “relation commerciale établie”, définit comme « une relation directe ou indirecte avec tout partenaire dès lors qu’elle est ou devrait être durable et ne représente pas une partie négligeable de la chaine de valeur. » Cette limitation du champ d’application de la loi va, selon Shift, « à l’encontre des normes internationales, en vertu desquelles les responsabilités des entreprises découlent du lien entre les impacts négatifs en tout point de la chaîne de valeur et les opérations, produits et services des entreprises, et non de la facilité avec laquelle les impacts peuvent être identifiés et traités ».[9] Les entreprises qui changent constamment de fournisseurs à la recherche de la main d’œuvre la moins chère, comme c’est bien souvent le cas dans l’industrie des vêtements, seraient donc avantagées par rapport à celles qui établissent des relations commerciales à long terme. La législation pourrait même encourager le remplacement régulier de fournisseurs pour éluder la responsabilité juridique. Un effet pervers non négligeable.
Les « assurances contractuelles »
Autre élément limitant sa portée, la directive offre aux entreprises la possibilité de « sous-traiter » leurs obligations en matière de vigilance en ajoutant certaines clauses dans leurs contrats avec les fournisseurs et en déchargeant le processus de vérification sur des tiers.[10] Ce qui fait dire à l’avocate Julia Thibord qu’« en limitant les obligations de vigilance à des clauses contractuelles et à des mécanismes de vérification, plutôt qu’en mettant l’accent sur la capacité de l’entreprise à influencer ses partenaires directs et indirects mais aussi sur la nécessité pour elle de revoir ses propres politiques d’achat, la proposition de directive ne permet pas de répondre aux enjeux de transformation indispensables à un devoir de vigilance effectif. »[11]
Le secteur financier bénéficie de règles simplifiées
Des exemptions spéciales sont accordées au secteur financier, qui ne devra appliquer que des règles de diligence raisonnable simplifiées, en amont de l’octroi de crédit, de prêt ou d’autres services financiers. Pour la Commission Nationale Consultative Des Droits de l’Homme, en France, « cette approche s’éloigne des principes directeurs des Nations unies et est peu cohérente avec d’autres initiatives de l’UE, qui visent à davantage impliquer le secteur financier dans le développement durable. Elle affaiblit ainsi leur rôle et leur responsabilité en la matière, limite l’impact positif que les entreprises de ce secteur peuvent avoir et l’effet catalyseur possible sur d’autres secteurs. »[12]
Un plan de transition climatique, mais pas de devoir de vigilance en la matière
La Commission demande bien que les grande entreprises[13] adoptent un plan de transition climatique qui précise notamment dans quelle mesure le changement climatique pourrait constituer un risque ou un impact des activités des entreprises, et ce afin de s’assurer que leur modèle économique et leur stratégie soient bien conformes à l’objectif de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 degré de l’Accord de Paris sur le climat. Mais cette exigence est intégrée dans un article à part sur le climat. Les obligations de vigilance relatives à la prévention, aux mesures d’atténuation, de cessation et de réparation – ou les procédures de réclamation et de responsabilité civile ne s’appliquent donc pas aux incidences climatiques en tant que telles.[14]
Mieux prendre en compte le rôle des parties prenantes et faire référence à certaines conventions et chartes internationales
Elément haut combien positif, le projet de directive inclut les droits sociaux et du travail dans les droits de l’Homme, en se référant, dans les annexes, à vingt-deux conventions et déclarations internationales. La référence à la Déclaration des Nations unies relative aux défenseurs des droits de l’Homme est toutefois manquante, tout comme le sont « les instruments européens de protection des droits de l’Homme, en particulier la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou la Charte sociale européenne. » [15]
Le rôle des parties prenantes est lui malheureusement limité au dépôt de plaintes ou laissé à la discrétion des entreprises. Les travailleurs, les syndicats, les défenseurs des droits humains ou les communautés affectées ne sont pas obligatoirement impliqués dans la conception ou l’application du devoir de vigilance, en particulier le suivi des mesures d’atténuation. Pourtant, le Parlement européen insistait sur leur implication forte et proactive dans tout le processus de vigilance.
Eviter quelques effets pervers
Pour que la législation s’applique également aux PME, il est important d’adapter leur charge administrative et de pouvoir les accompagner dans leur devoir de vigilance.
De même, à l’autre bout de la chaîne, des actions doivent être menées par les Etats, les coopérations au développement… pour permettre aux fournisseurs et parties prenantes, spécialement ceux établis dans des zones à risques, de s’adapter à la législation européenne. Sans cela, le risque est grand d’assister à, d’une part, une législation profitant aux entreprises ayant les moyens, souvent les plus grandes, et donc in fine à une consolidation plus poussée des chaînes d’approvisionnement et, d’autre part, à l’exclusion des fournisseurs à haut risque.
Sanctions, charge de la preuve et respect de l’application des règles
Les sanctions, limitées au civil, ne sont pas oubliées comme la suspension temporaire des opérations commerciales ou la suspension temporaire des aides d’État et de l’utilisation des fonds publics de l’UE. Les Etats membres seront tenus de désigner une ou plusieurs autorités nationales pour superviser le respect et l’application des règles. Un réseau européen de ces autorités sera aussi créé pour assurer l’application cohérente de la directive dans les Etats membres.
La directive permet également aux personnes affectées d’obtenir une indemnisation pour les dommages encourus ou aux représentants de travailleurs dans la chaîne de valeur de faire valoir leurs « préoccupations légitimes. » Mais la charge de la preuve n’est pas réglée par la proposition de directive, qui laisse aux Etats membres de décider qui devra prouver si les mesures prises par les entreprises ont été appropriées ou non, ce qui pourrait compliquer l’accès des victimes à la justice et à la réparation.
La « sous-traitance » des obligations en matière de devoir de vigilance compliquera par ailleurs l’accès des victimes à la justice.
En guise de conclusion
Le projet de directive est un premier pas dans la bonne direction qui offre une opportunité historique d’ouvrir le débat et d’enregistrer certaines avancées.
Le texte pourrait toutefois être bien plus ambitieux et mieux tenir compte de la proposition législative du Parlement européen du 10 mars 2021, des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, ainsi que des Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.
Pour avoir un réel impact et répondre à son souhait de protéger efficacement les droits des travailleurs et des communautés les plus vulnérables, la directive devrait notamment couvrir l’ensemble des entreprises de manière non discriminatoire (y compris la finance), en prévoyant des mesures d’accompagnement pour les PME ; concerner toutes toutes les chaînes de valeur, quelle que soient leur complexité et leur fragmentation ; impliquer plus fortement les parties prenantes dans la conception ou l’application du devoir de vigilance ; permettre un revenu et un salaire décents, des éléments clés de la protection des droits humains ; prévoir un accès facilité à la justice pour les victimes et intégrer l’environnement au cœur du devoir de vigilance.
Cette proposition va maintenant faire l’objet de négociations entre le Parlement européen et les 27 États membres, via le Conseil de l’Union Européenne. Les co-législateurs sont chargés d’amender et d’adopter le texte final, un processus qui ne sera vraisemblablement pas conclu avant 2023. La directive entrera ensuite en vigueur vingt jours après sa publication au Journal Officiel de l’UE et devra être transposée dans les deux années suivantes par les États membres.[16]
Les processus législatifs en cours sur le même sujet, entre autres aux Pays-Bas et en Belgique, pourraient encourager la Commission à améliorer son projet de directive.
Samuel Poos
Coordinateur du Trade for Development Centre d’Enabel
Ce texte n’engage que la responsabilité de son auteur et a pour objectif de contribuer aux débats. Il ne représente ni l’opinion d’Enabel, ni celle de la Coopération belge au Développement.