Fondé en 2016, Incub’Ivoir s’est rapidement imposé comme un acteur clé de l’innovation dans les chaînes de valeur agricoles en Côte d’Ivoire. En partenariat avec le Trade for Development Centre d’Enabel, l’incubateur a renforcé ses compétences en marketing et en gestion de projets, tout en développant une offre de services qui répond aux défis spécifiques du secteur. Nous avons fait le point sur les appuis du TDC et les projets de l’organisation avec Hermann Kouassi, son directeur, Maurane Conand, cheffe de projets, et Francis Akotia, responsable du hub de Yamoussoukro.
Pourriez-vous présenter brièvement Incub’Ivoir et quels sont ses objectifs ?
Hermann Kouassi : Incub’Ivoir est un incubateur de projets innovants basé en Côte d’Ivoire, créé en 2016. Notre mission est d’accompagner les porteurs de projets pour qu’ils concrétisent leurs idées d’entreprises. Depuis 2020, Incub’Ivoir s’est spécialisé dans la structuration des chaines de valeur agricoles. Nous avons eu l’opportunité de pouvoir travailler sur celles du cacao, du manioc et de la banane plantain grâce à un projet de la GIZ (L’Agence allemande pour la coopération internationale).
Notre offre s’articule autour de deux axes principaux. Le premier concerne la structuration économique, via notre incubateur et notre accélérateur. L’idée est d’accompagner les porteurs de projet dans la création d’activités structurées et viables. Le deuxième axe vise à sensibiliser les petits producteurs à l’entrepreneuriat et à la gestion de leur patrimoine agricole, en ciblant particulièrement les femmes et les jeunes. Pour ce faire, nous menons des activités itinérantes sur l’ensemble du territoire ivoirien afin de toucher un maximum de bénéficiaires. À côté de tout cela, nous donnons également des avis à des bailleurs ou à des entreprises sur leur déploiement ou leur proposition de services.
Concrètement, que vous a apporté l’accompagnement du TDC ?
Hermann Kouassi : En 2019, quand nous avons postulé pour être accompagnés, nous étions véritablement à un tournant. Une fois retenus, nous avons travaillé avec les deux coachs du TDC, Maxime Bacq et Valérie Vangeel, sur notre positionnement stratégique, pour clarifier notre vision et définir nos axes de travail. Le coaching nous a aidé à accélérer notre spécialisation dans le secteur agricole. Si nous ne l’avions pas eu, nous aurions peut-être tâtonné pour chercher notre modèle.
Cela nous a également donné, à mon associé et à moi-même, l’opportunité de développer un autre type de management afin qu’Incub’Ivoir puisse réellement grandir.
Nous avons aussi pu bénéficier, toujours de la part du TDC, d’un financement de 30.000 euros qui a permis à une partie de l’équipe de suivre des formations en gestion de projets ou en communication.
Maurane Conand : L’accompagnement nous a permis de nous professionnaliser. Nous avons travaillé sur des aspects pratiques comme les outils et les processus, en lien avec le cadrage de projet et la création d’une boîte à outils pour les montages de projets et la réponse aux appels d’offres. Cette boîte, que nous avons continué à enrichir, est toujours utilisée aujourd’hui.
Notre stratégie et notre vision sont maintenant beaucoup plus claires. Nous savons mieux où nous allons et comment y aller. Cela facilite notre implication en tant que membre de l’équipe, car nous avons une meilleure compréhension de ce qui est attendu de nous au quotidien. Notre ligne directrice nous permet de cibler les appels à projets. On se perd moins, on ne répond plus à ceux qui ne sont pas dans notre champ d’action. Cela a clarifié beaucoup de choses en tout cas. De nouveaux outils, une vision beaucoup plus claire, ce n’est déjà pas mal.
Francis Akotia : L’appui de Maxime et Valérie a été très important sur le plan stratégique et a été intégré dans l’ensemble de nos programmes. Grâce à leur soutien, nous avons pu concevoir de manière précise nos différents itinéraires d’accompagnement et les activités à inclure dans les différents modules.
Avez-vous pu décrocher de nouveaux contrats grâce à cet appui ?
Hermann Kouassi : L’accompagnement du TDC nous a permis de remporter quelques appels à projets. Il tombait à pic pour préparer la phase 2 du projet que nous menions pour la GIZ, et nous a donné l’occasion de le mener à bien. Cette structuration a réellement renforcé notre compétitivité et notre capacité à proposer des services avant-gardistes à nos bénéficiaires.
Aujourd’hui, la montée en compétence des équipes se voit. La GIZ apprécie notre travail et le projet a été prolongé jusqu’en 2025.
Vous travaillez pour Enabel sur la gouvernance des coopératives, que faites-vous exactement ?
Hermann Kouassi : Nous avons répondu à un appel à projets d’Enabel sur l’accompagnement des coopératives en gouvernance. Aujourd’hui, la plupart des sociétés coopératives en Côte d’Ivoire, malgré la loi OHADA, ne fonctionnent pas selon un modèle coopératif comme en Occident, avec une véritable collaboration, un droit de vote et des décisions collégiales au niveau de tous les adhérents. Cela constitue un véritable frein à leur développement et à l’autonomie de leurs membres.
Notre objectif est de présenter et d’expliquer le modèle coopératif. Dans une coopérative, il y a des droits, mais aussi des obligations. Chaque membre a son mot à dire, et il existe un mode opératoire à suivre pour la gestion financière et organisationnelle.
Nous devons recadrer beaucoup d’éléments. En Côte d’Ivoire, une coopérative est très souvent le business d’un individu qui va juste rassembler des producteurs pour obtenir des matières premières, comme le cacao, et les vendre. A travers notre travail avec Enabel, nous souhaitons donner plus d’autonomie aux coopérateurs et clarifier le rôle des responsables.
Combien de coopératives accompagnez-vous ?
Hermann Kouassi : Nous accompagnons cinq coopératives dans le cadre d’un programme de trois ans, avec des sessions en présentiel d’une semaine tous les six mois. En gros, cela représente six sessions sur trois ans.
Quel regard portez-vous sur la hausse des prix du cacao aujourd’hui, et quels en sont les impacts pour les producteurs ?
Hermann Kouassi : Aujourd’hui en Côte d’Ivoire, l’impact sur les producteurs est limité, malgré la récente hausse du prix du cacao qui est passé de 1000 à 1500 FCFA. Cela est dû au fait que le cacao ivoirien est vendu à terme, et la campagne 2024 a déjà été vendue. Nous travaillons donc sur la campagne 2025. Même en cas de hausse des prix, comme c’est le cas en ce moment, les producteurs ne ressentent pas d’impact immédiat.
On nous assure que les prix sont stabilisés pour les producteurs et que, si les prix chutent, ils bénéficieront d’un revenu garanti par le gouvernement. C’est important, car nous constatons, avec nos actions sur le terrain, que les 1000 FCFA ne permettent pas aux producteurs de vivre décemment.
Quelles difficultés une coopérative pourrait-elle rencontrer du fait de l’augmentation de 50% du prix payé aux producteurs ?
Francis Akotia : L’impact se situe essentiellement au niveau de la trésorerie. Pour pouvoir acheter une tonne, il fallait 1 million de francs, maintenant il en faut 1,5. Il faut donc pouvoir mobiliser une capacité financière importante pour pouvoir acheter le cacao prévu. Avoir du capital devient aujourd’hui primordial. Et les coopératives demandent que leur marge de 80 FCFA augmente également, pour être mieux rémunérées en tant qu’acteur économique.
Y a-t-il des outils mis en place pour aider les coopératives à avoir cette liquidité nécessaire à l’achat des fèves ?
Hermann Kouassi : Non, et les pisteurs reviennent de plus belle. Une partie du cacao est revendue par les coopératives sur un circuit parallèle pour espérer obtenir un peu de liquidité et pouvoir fonctionner. En réalité, ce problème n’est pas résolu, et cela commence à peser sur les producteurs, qui sont souvent membres de coopératives engagées dans un système de durabilité. Car entrer dans un système de durabilité implique que le producteur fasse des efforts et investisse avant même de commencer la production.
Par ailleurs, de nombreux cultivateurs ont utilisé des engrais chimiques pour garantir une certaine productivité. Aujourd’hui, les effets négatifs de ces engrais se font sentir, entre autres avec le changement climatique, ce qui entraîne une sous-productivité. Par exemple, un producteur possédant deux hectares peut ne produire que 500 kilos, voire moins d’une tonne. Même avec un prix du cacao à 4 000 FCFA, il n’est pas rentable. Ce problème est aggravé par le vieillissement des vergers. Pour garantir un cacao durable, il est essentiel de s’attaquer à ces problématiques en amont avant d’aborder la question des prix.
À la conférence mondiale du cacao, certains experts mettaient en doute le fait que la productivité pouvait augmenter de manière significative en raison notamment de l’impact des changements climatiques et des maladies. Que pensez-vous de l’objectif de 1000 kilos à l’hectare ? Est-ce un rêve éveillé ?
Hermann Kouassi : En effet, atteindre cet objectif n’est pas évident. Il est important de le souligner. En discutant avec les cacaoculteurs, il apparaît que la majorité de leurs vergers ont plus de 20 ans et ont été traités avec des engrais chimiques, ce qui a dégradé la qualité du sol. La régénération des sols est donc un enjeu majeur qui nécessite des investissements importants pour restaurer leur fertilité.
D’autre part, tout le travail de la communauté internationale pour lutter contre le travail des enfants a conduit à une pénurie de main-d’œuvre, car de nombreux producteurs ne peuvent plus compter sur leurs enfants pour travailler dans les champs. Ce sont des problématiques sur lesquelles l’Organisation mondiale du cacao devrait pouvoir travailler.
Une nouvelle réglementation de l’Union européenne sera d’application à partir du 1er janvier 2025 pour lutter contre la déforestation importée. Avez-vous développé des activités d’accompagnement des coopératives concernant la géolocalisation des parcelles et la mise en place des systèmes de traçabilité ?
Hermann Kouassi : Nous avons élaboré un projet intitulé « Agir pour l’agriculture », qui date maintenant d’un an, mais que nous n’avons pas encore pu mettre en œuvre. Ce projet ne concerne pas que le cacao, mais tout le secteur agricole. Il inclut un volet sur la cartographie et des enquêtes.
Aujourd’hui, nous souhaitons pouvoir aborder la question de la propriété des terres avec les paysans et d’autres acteurs agricoles. L’activité de l’agriculteur reste peu formelle. On ne lui fait confiance nulle part, sauf quand il s’agit de prendre sa marchandise, quand on a besoin de lui. Mais après, dans tout le processus, il disparaît, il est sous les radars. Nous voudrions l’aider à géolocaliser sa parcelle et voir si un titre foncier, un document administratif qui permet à cette parcelle d’avoir de la valeur économique, peut être délivré. Et à partir de là, travailler avec lui pour l’aider à se formaliser, ensuite créer un rapprochement avec des acteurs bancaires et, au final, faciliter un accès au marché. Mais notre programme n’a pas encore eu de preneurs, car il ne va pas se faire sur 2 ou 3 ans, il doit s’inscrire dans le temps.
Beaucoup de coopératives veulent aujourd’hui se lancer dans la transformation des fèves en masse de cacao, voire aller jusqu’à la fabrication du chocolat. Quel regard portez-vous sur cela ?
Hermann Kouassi : Ce n’est pas parce que toutes les coopératives vont se lancer dans la transformation du cacao qu’elles vont améliorer leurs revenus, parce que les Ivoiriens ne sont pas les plus grands consommateurs de chocolat. Et puis, j’ai goûté certains chocolats fabriqués par des coopératives, et par rapport à des chocolats fabriqués en occident, il n’y a vraiment pas photo. Il ne faut pas que l’on pousse les gens à faire n’importe quoi. Mais pourquoi ne pas faire du beurre de cacao, des nibs pour l’alimentation du bétail, ou encore des fèves enrobées. Il existe un marché pour ces produits intermédiaires qui apportent de la valeur.
Quels sont les challenges et les opportunités aujourd’hui pour Incub’Ivoir
Hermann Kouassi : Le premier challenge, c’est d’arriver à permettre aux entreprises impliquées dans nos programmes d’être pérennes. On va donc leur faciliter l’accès au marché et aux financements. Le deuxième challenge est beaucoup plus structurel. Il s’agit de structurer l’ensemble de la chaîne de valeur, depuis la production jusqu’à la commercialisation, en passant par la transformation. Par exemple, comment mieux encadrer les coopératives pour qu’elles arrivent à fournir de la matière première de bonne qualité à un transformateur, qui pourra à son tour s’adresser à un industriel ou avoir accès directement au marché. Notre deuxième challenge concerne le développement d’un centre d’expérimentation pour la transformation des matières premières, où on sera véritablement pourvoyeur de solutions pour producteurs et autres entrepreneurs. Et puis enfin, notre troisième challenge est d’accompagner nos entrepreneurs à l’internationalisation.
Propos recueillis par Samuel Poos, project manager du Trade for Development Centre d’Enabel.
Crédits photo : Incub’Ivoir
– Photo 1 : L’équipe d’Agrinnov, l’incubateur–accélérateur situé à Yamoussoukro où Incub’Ivoir déploie des programmes d’accompagnement d’entrepreneurs.
– Photo 2 : Djoué djoué est une activité itinérante 100% féminine dédiée à l’empowerment et à la structuration d’AGR
– Photo 3 : Agrinnov, groupe de travail
– Photo 4 : Atelier dans le cadre de l’activité itinérante Djoué Djoué
– Photo 5 : Le bootcamp est une activité itinérante qui vise à initier les participants à l’entrepreneuriat de croissance (en opposition à l’entrepreneuriat de subsistance) et qui propose des ateliers d’idéation en réponse aux défis rencontrés sur les chaines de valeur agricoles